A la fin du 19e siècle, au lendemain du procès du scandale de Panama (1893) qui l’a éclaboussé et malgré sa réhabilitation par la Cour de Cassation, Gustave Eiffel (1832-1923) s’est retiré des affaires pour se consacrer à des travaux scientifiques et à la pérennisation de "sa Tour" qui commence à être boudée par le public. Habile communicant, c’est pour répondre "à ce reproche d’inutilité que tant de personnes peu renseignées continuent encore d’adresser à la Tour" qu’il fait paraître en 1900 une monumentale monographie en deux volumes, La Tour de trois cents mètres, dont il offre un exemplaire à la Société Industrielle de Mulhouse. C’est que les liens sont forts entre cette dernière et celui qui a fondé en 1858 une entreprise de constructions métalliques rapidement prospère grâce à l’afflux de commandes de ponts ou viaducs ferroviaires, car l’homme à l’origine de la "Tour de mille pieds" (soit 300 mètres), future "Tour Eiffel", n’est autre qu’un ingénieur d’origine mulhousienne, Maurice Kœchlin (1856-1946).
Sorti major du Polytechnikum de Zurich où il a été l’élève de Karl Culmann (fondateur de la statistique graphique et concepteur de la structure en treillis), naturalisé suisse en 1876, ce petit-neveu d’André Kœchlin a intégré le bureau d’études d’Eiffel en 1878 après avoir passé deux années aux Chemins de Fer de l’Est.
Chef du bureau d’études de la société G. Eiffel en 1879, à l’âge de 23 ans, il est chargé de la conception de l’ossature de la Statue de la Liberté (1881) de Bartholdi puis de celle du viaduc de Garabit (1882). Dans la perspective de l’Exposition universelle de 1889 organisée par la IIIe République pour célébrer le centenaire de la Révolution française, il propose à Eiffel un premier projet de pylône de 300 mètres, hauteur que les ingénieurs du monde entier rêvent alors d’atteindre. Peu enthousiaste, G. Eiffel l’autorise à poursuivre ses travaux avec Emile Nouguier et l’architecte Stephen Sauvestre. Face aux défis représentés par le poids, la résistance de l’air, le choix et coût des matériaux etc., il multiplie les calculs et les études pour imaginer au final une structure arachnéenne laissant passer le vent, formée de poutrelles en fer rivées les unes aux autres pour un maximum de légèreté (5300 dessins).
Convaincu par le second projet, Eiffel rachète la propriété exclusive du brevet qu’ils ont déposé ensemble : il s’engage à prendre en charge tous les frais de construction et à réserver sur le montant total du prix de revient (8 millions de francs) une prime de 1% à Nouguier et 1% à Kœchlin (soit 80 000 francs ou 320 000 euros). Le projet ayant remporté le concours d’architecture de l’Exposition, les travaux démarrent en janvier 1887. Pour les financer, G. Eiffel a constitué une société anonyme dont il fournit la moitié du capital, le reste étant réparti entre des investisseurs pour un total de 6,5 millions de francs auxquels s’ajoute une subvention publique de 1,5 millions.
En contrepartie, Eiffel doit se rembourser sur le prix des billets des visiteurs. L’organisation mise en place pour construire cette prouesse d’ingénieur (voir les nombreuses planches dans le second volume de l’ouvrage qui parait en 1900) est elle aussi complexe : les barres fer puddlé souple et robuste en provenance des Forges et laminoirs de Pompey sont percées, montées à plat deux par deux, et chaque rivet est posé en moins d’une minute (12 000 pièces à assembler soit 2,5 millions de rivets et 7 millions de trous à percer). Aucun mort n’est à déplorer parmi les 250 ouvriers mobilisés sur le chantier mais Eiffel doit faire face à une grève en septembre 1888 au moment de la construction du deuxième étage (il accorde rétroactivement à partir du 1er août précédent 5 centimes d’augmentation à ses charpentiers rémunérés 95 centimes de l’heure). Face à l’hostilité du monde des arts et des lettres, il se montre également un habile communicant. Le 31 mars 1889, après 25 mois de travaux, l’inauguration est un événement : il a permis au Figaro de s’installer au 2e étage pour imprimer jusqu’à l’automne une édition quotidienne spéciale de 4 pages donnant les moindres nouvelles de la Tour. En 1889, deux millions de personnes dont des représentants de la plupart des familles royales et des personnalités venues du monde entier (Buffalo Bill) ont déjà visité la Tour. Eiffel est également à l’origine des premiers "produits dérivés" (Tours miniatures, cartes postales) destinés aux visiteurs.
Suite au scandale de Panama et à la désaffection du public, G. Eiffel s’emploie tout à la fois à entretenir sa propre légende et à montrer l’utilité de la Tour sur laquelle il fait installer un laboratoire météo (1898), un émetteur de TSF (1901), etc. Quant à M. Kœchlin, son successeur à la tête de la Compagnie des établissements Eiffel, il ne jugeait pas extraordinaire de l’avoir conçue : "le poids n’est rien, l’important dans une œuvre de cette sorte est de lui donner une forme convexe pour organiser partout une égale résistance".
Titre : La tour de trois cents mètres
Auteur : Gustave Eiffel
Auteur de la notice : Régis Boulat
Date d'édition : 1900
Lieu de conservation : Learning Center de l'université de Haute-Alsace - BUSIM, GF 4001/1 et 2