Un printemps en Lorraine ? Alfred Pellon et la complexité du sentiment identitaire

Une femme à sa fenêtre – mais est-ce vraiment une fenêtre, ou le cadre d’un paysage immortalisé par le peintre dont la figure féminine songeuse serait en quelque sorte le double idéalisé ? Derrière la jeune femme en costume lorrain aux fleurs et aux couleurs claires, un arbre en fleurs et la silhouette du vieux Metz, prairies de la Seille au premier plan, avec ses monuments (porte des Allemands, cathédrale, églises Sainte-Ségolène, de garnison et Saint-Vincent) tous bien reconnaissables devant le mont Saint-Quentin que le fond du tableau fait apparaître comme arrosé d’une pluie d’or. Vue printanière, solaire même où, si l’on ne peut précisément parler d’une esthétique formelle Art nouveau, l’inspiration de l’esprit Jugendstil (Metz est alors allemande) – à commencer par l’idéalisation d’un personnage féminin – est toutefois patente.

On ne connaît pas les circonstances de la réalisation de cette affiche, non plus que sa date exacte ; il est probable qu’il faille la ranger dans cette production « touristique » commanditée par les villes ou les régions et dont l’époque autour de 1900 nous a livré tant d’exemples (ne pensons qu’aux affiches de promotion des chemins de fer). L’artiste par contre est bien connu, et l’évocation de sa carrière peut livrer quelques éléments capables de mieux faire comprendre et apprécier la scène qu’il nous met sous les yeux.

Alfred Pellon (1874-1947), né à Metz et formé dans cette ville, puis à l’Académie royale de Munich où il côtoie d’autres Alsaciens-Lorrains comme Schnug, Spindler, Beecke et Rinckenbach, est un des principaux représentants de la tendance qui souhaite, autour de 1900, réveiller les arts dans le Reichsland Elsass-Lothringen et les ouvrir à la modernité. Il crée ainsi avec Beecke, en 1902, le Künstlerbund Lothringen (Association des artistes lorrains) et participe la même année à la fondation de la revue Jung Lothringen (La Lorraine moderne). Il initie en 1905 le Künstlergruppe Lothringen (Groupe des artistes lorrains), avec pour objectifs de montrer qu’en face de l’art lorrain « français » de l’École de Nancy, il existe un art lorrain « allemand » à Metz, avec des artistes formés en Allemagne. En 1907, il intègre une nouvelle société, le Lothringischer Kunst- und Kunstgewerbeverein (Société lorraine des arts et des arts décoratifs) qui organise chaque année une grande exposition artistique, rassemblant locaux, français et étrangers. Il enseigne aussi dans une école professionnelle, travaille pour l’Opéra-théâtre, réalise cartes postales et ouvrages illustrés ; la Revue alsacienne illustrée a régulièrement, à partir de 1910, rendu compte de ses activités.

C’est tout cet arrière-plan de renouveau local de l’art, inspiré par des sources qui doivent provenir elles aussi du terroir, que l’on peut voir dans l’affiche Metz. Tant le Künstlergruppe Lothringen que le Lothringischer Kunst- und Kunstgewerbeverein devaient contribuer au rayonnement des artistes locaux au-delà des frontières du Reichsland. Pellon, qui y fut très actif, a par la suite écrit l’histoire de cette période et assure qu’à partir de 1909, la vie artistique de Metz connut un décollement certain et qu’en particulier, la fondation du Lothringischer Kunst- und Kunstgewerbeverein fut suivie  de nombreuses expositions où s’exprima, selon lui, un art vraiment « local et populaire ». L’écrivain Hermann Wendel a même parlé d’une « bohème messine » des années autour de 1900, où se croisaient Beecke, Rinckenbach, Wendel, Flake, Yvan Goll ou encore l’illustratrice Lika Marowska… tous ces noms que l’on associe aujourd’hui à la « Renaissance alsacienne » dont René Schickele a été l’un des porte-drapeaux. 

Une partie de ce petit monde vit une fin amère avec l’année 1918. Pellon, né dans une famille francophone, mais qui s’était parfaitement assimilé dans une Lorraine allemande, est expulsé en 1919 et rejoint Berlin en 1921. Il poursuit dans la capitale allemande une activité artistique protéiforme (illustration, théâtre, cinéma…), mais reste marqué à jamais par sa « petite patrie ». C’est un représentant typique de cette « double-culture » qui a marqué tant d’intellectuels du Reichsland et dont l’archétype a été théorisé par Schickele. Rédigeant l’article consacré à la peinture et à la sculpture dans l’ouvrage de référence Das Reichsland Elsass-Lothringen 1871-1918, il constate que pendant les quelques décennies de présence allemande, ces arts ont été richement fécondés par l’apport germanique. Il constate aussi qu’avec la guerre s’en sont suivis, pour les artistes, fuite et déracinement. Bien sûr, la nostalgie lui fait sans doute un peu surestimer après coup le « renouveau » des arts à Metz autour de 1900. La « bohème messine » n’est pas l’École de Nancy… Il n’empêche qu’en feuilletant la revue Jung Lothringen, on ne saurait lui donner tout à fait tort : elle revendique clairement l’influence du Jugendstil munichois, se distingue, par la qualité de ses illustrations, des parutions contemporaines du Reichsland et fait partie de ces revues qui portent un projet inédit en Alsace-Lorraine : accepter pleinement un héritage culturel allemand qui vient nourrir une affirmation identitaire originale. Aussi F.-Y. Le Moigne, dressant un portrait de Pellon dans son Histoire de Metz, en fait-il un symbole du « second déracinement » vécu par les Lorrains en 1918, après celui de 1870. 

Le regard pensif et quelque peu sévère de la jeune Lorraine sur notre affiche, qui contraste avec l’éclat printanier des couleurs, peut certes se rattacher à une tradition, qu’un Maurice Barrès avait popularisée au début du siècle, en particulier avec Colette Baudoche, celle du Lorrain réfléchi, austère et quelque peu introspectif ; mais ne peut-on y voir aussi un reflet de cette histoire complexe du pays de frontière, tiraillé entre influences culturelles diverses, entre tradition et modernité, avec aussi, qui sait, la prescience des tourments à venir, en ce beau mais trompeur printemps des années 1910 ? 

 

Auteur : Christophe Didier

Date d’édition : autour de 1910
Lieu de conservation : BNU
Type de document : affiche (90x88 cm)
Cote : NIM 18003

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